Pierre Bourdieu. L’OPINION PUBLIQUE N’EXISTE PAS.
In Questions de sociologie, Ed. minuit, p.222-235.
Je voudrais préciser d’abord que mon propos n’est pas de dénoncer de façon mécanique et facile les sondages d’opinion, mais de procéder à une analyse rigoureuse de leur fonctionnement et de leurs fonctions. Ce qui suppose que l’on mette en question les trois postulats qu’ils engagent implicitement. Toute enquête d’opinion suppose que tout le monde peut avoir une opinion ou, autrement dit, que la production d’une opinion est à la portée de tous. Quitte à heurter un sentiment naïvement démocratique, je contesterai ce premier postulat. Deuxi�me postulat. on suppose que toutes les opinions, se valent. Je pense que l’on peut démontrer qu’il n’en est rien et que le fait de cumuler des opinions qui n’ont pu, du tout la même force réelle conduit à produire d’artefacts dépourvus de sens. Troisi�me postulat implicite. dans le simple fait de poser la même question tout le monde se trouve impliquée l’hypoth�se qu’il y a un consensus sur les probl�mes, autrement dit qu’il y a un accord sur les questions qui méritent d’être posées. Ces trois postulats impliquent, me semble-t-il, toute une série de distorsions qui s’observent lors même que toutes les conditions de la rigueur méthodologique sont remplies dans la récollection et l’analyse des données. On fait tr�s souvent aux sondages d’opinion des reproches techniques. Par exemple, on met en question la représentativité des échantillons.
Je pense que dans l’état actuel des moyens utilisés par les offices de production de sondages, l’objection n’est gu�re fondée. On leur reproche aussi de poser des questions biaisées ou plutôt de biaiser les questions dans leur formulation. cela est déjà plus vrai et il arrive souvent que l’on induise la réponse à travers la façon de poser la question. Ainsi par exemple, transgressant le précepte élémentaire de la construction d’un questionnaire qui exige qu’on laisse leurs chances � à toutes les réponses possibles, on omet fréquemment dans les questions ou dans les réponses proposées une des options possibles, ou encore on propose plusieurs fois la même option sous des formulations différentes. Il y a toutes sortes de biais de ce type et il serait intéressant de s’interroger sur les conditions sociales d’apparition de ces biais. La plupart du temps ils tiennent aux conditions dans lesquelles travaillent les gens qui produisent les questionnaires. Mais ils tiennent surtout au fait que les problématiques que fabriquent les instituts de sondages d’opinion sont subordonnées à une demande d’un type particulier. Ainsi, ayant entrepris l’analyse d’une grande enquête nationale sur l’opinion des Français concernant le syst�me d’enseignement, nous avons relevé, dans les archives d’un certain nombre de bureaux d’études, toutes les questions concernant l’enseignement.
Ceci nous a fait voir que plus de deux cents questions sur le syst�me d’enseignement ont été posées depuis Mai 1968, contre moins d’une vingtaine entre 1960 et 1968. Cela signifie que les problématiques qui s’imposent à ce type d’organisme sont profondément liées à la conjoncture et dominées par un certain type de demande sociale. La question de l’enseignement par exemple ne peut être posée par un institut d’opinion publique que lorsqu’elle devient un probl�me politique. On voit tout de suite la différence qui sépare ces institutions des centres de recherches qui engendrent leurs problématiques, sinon dans un ciel pur, en tout cas avec une distance beaucoup plus grande à l’égard de la demande sociale sous sa forme directe et immédiate. Une analyse statistique sommaire des questions posées nous a fait voir que la grande majorité d’entre elles étaient directement liées aux préoccupations politiques du personnel politique �. Si nous nous amusions ce soir à jouer aux petits papiers et si je vous disais d’écrire les cinq questions qui vous paraissent les plus importantes en mati�re d’enseignement, nous obtiendrions sûrement une liste tr�s différente de celle que nous obtenons en relevant les questions qui ont été effectivement posées par les enquêtes d’opinion. La question. Faut-il introduire la politique dans les lycées. � ( (ou des variantes) a été posée tr�s souvent, tandis que la question. Faut-il modifier les programmes. � ou Faut-il modifier le mode de transmission des contenus ?� n’a que tr�s rarement été posée. De même: Faut-il recycler les enseignants. �. Autant de questions qui sont tr�s importantes, du moins dans une autre perspective. Les problématiques qui sont proposées par les sondages d’opinion sont subordonnées à des intérêts politiques, et cela commande tr�s fortement à la fois la signification des réponses et la signification qui est donnée à la publication des résultats. Le sondage d’opinion est, dans l’état actuel, un instrument d’action politique ; sa fonction la plus importante consiste, peut-être à imposer l’illusion qu’il existe une opinion publique comme sommation purement additive d’opinions individuelles ; à imposer l’idée qu’il existe quelque chose qui serait comme la moyenne des opinions ou l’opinion moyenne. L’ opinion publique � qui est manifestée dans les premi�res pages de journaux sous la forme de pourcentages (60 % des Français sont favorables à. ), cette opinion publique est un artefact pur et simple dont la fonction est de dissimuler que l’état de l’opinion à un moment donné du temps est un syst�me de forces, de tensions et qu’il n’est rien de plus inadéquat pour représenter l’état de l’opinion qu’un pourcentage. On sait que tout exercice de la force s’accompagne d’un discours visant à légitimer la force de celui qui l’exerce ; on peut même dire que le propre de tout rapport de force, c’est de n’avoir toute sa force que dans la mesure où il se dissimule comme tel. Bref, pour parler simplement, l’homme politique est celui qui dit. Dieu est avec nous �, L’équivalent de Dieu est avec nous �, c’est aujourd’hui l’opinion publique est avec nous �. Tel est l’effet fondamental de l’enquête d’opinion. constituer l’idée qu’il existe une opinion publique unanime, donc légitimer une politique et renforcer les rapports de force qui la fondent ou la rendent possible. Ayant dit au commencement ce que je voulais dire à la fin, je vais essayer d’indiquer tr�s rapidement quelles sont les opérations par lesquelles on produit cet effet de consensus. La premi�re opération, qui a pour point de départ le postulat selon lequel tout le monde doit avoir une opinion, consiste à ignorer les non-réponses. Par exemple vous demandez aux gens. Êtes-vous favorable au gouvernement Pompidou. � Vous enregistrez 30 % de non-réponses, 20 % de oui, 50 % de non. Vous pouvez dire. la part des gens défavorables est supérieure à la part des gens favorables et puis il y a ce résidu de 30 %. Vous pouvez aussi recalculer les pourcentages favorables et défavorables en excluant les non-réponses. Ce simple choix est une opération théorique d’une importance fantastique sur laquelle je voudrais réfléchir avec vous. Éliminer les non-réponses, c’est faire ce qu’on fait dans une consultation électorale où il y a des bulletins blancs ou nuls ; c’est imposer à l’enquête d’opinion la philosophie implicite de l’enquête électorale, Si l’on regarde de plus pr�s, on observe que le taux des non-réponses est plus élevé d’une façon générale chez les femmes que chez les hommes, que l’écart entre les femmes et les hommes est d’autant plus élevé que les probl�mes posés sont d’ordre plus proprement politique. Autre observation. plus une question porte sur des probl�mes de savoir, de connaissance, plus l’écart est grand entre les taux de non-réponses des plus instruits et des moins instruits. A l’inverse, quand les questions portent sur les probl�mes éthiques, les variations des non-réponses selon le niveau d’instruction sont faibles (exemple. Faut-il être sév�re avec les enfants. �). Autre observation. plus une question pose des probl�mes conflictuels, porte sur un nœud de contradictions (soit une question sur la situation en Tchécoslovaquie pour les gens qui votent communiste), plus une question est génératrice de tensions pour une catégorie déterminée, plus les non-réponses sont fréquentes dans cette catégorie. En conséquence, la simple analyse statistique des non-réponses apporte une information sur ce que signifie la question et aussi sur la catégorie considérée, celle-ci étant définie autant par la probabilité qui lui est attachée d’avoir une opinion que par la probabilité conditionnelle, d’avoir une opinion favorable ou défavorable. L’analyse scientifique des sondages d’opinion montre qu’il n’existe pratiquement pas de probl�me omnibus ; pas de question qui ne soit réinterprétée en fonction des intérêts des gens à qui elle est posée, le premier impératif étant de se demander à quelle question les différentes catégories de répondants ont cru répondre. Un des effets les plus pernicieux de l’enquête d’opinion consiste précisément à mettre les gens en demeure de répondre à des questions qu’ils ne se sont pas posées. Soit par exemple les questions qui tournent autour des probl�mes de la morale, qu’il s’agisse des questions sur la sévérité des parents, les rapports entre les maîtres et les él�ves, la pédagogie directive ou non di.
Se dit d’un pouvoir politique qui agit sans tenir compte de la l�galit�.
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